Point de pratique
Affichage : le 4 novembre 2022
Isabelle Chevalier, MDCM, M. Sc., Carolyn E Beck, MD, M. Sc., Marie-Joëlle Doré-Bergeron, MD, Julia Orkin, MD, M. Sc.; Société canadienne de pédiatrie, Comité des soins aigus, Section de la pédiatrie communautaire
Les symptômes cliniques attribués au reflux gastro-œsophagien pathologique chez les nourrissons nés à terme et en santé sont non spécifiques et rappellent des comportements adaptés à l’âge. Le présent point de pratique analyse les données probantes sur la prise en charge médicale recommandée de cette affection courante. Les recommandations à jour en vue de la prise en charge de ce type de reflux comprennent les modifications à l’alimentation, telles que l’épaississement des aliments ou l’évitement des protéines du lait de vache. Les données probantes à l’égard d’une prise en charge pharmacologique, y compris les traitements antiacides ou les agents procinétiques, sont limitées et démontrent que leurs risques sont souvent supérieurs à leurs éventuels avantages en raison des importantes préoccupations liées à l’innocuité et aux effets secondaires. Les traitements antiacides ne doivent pas être utilisés systématiquement chez les nourrissons présentant un reflux gastro-œsophagien pathologique. Ils sont plus susceptibles d’être utiles pour soigner des symptômes évocateurs d’une œsophagite érosive. Les données probantes sur la prise en charge des symptômes attribués à ce type de reflux chez les nourrissons de moins d’un an qui sont nés à terme et sont autrement en santé sont exposées, et la surprescription de médicaments est déconseillée dans cette population. Les conseils préventifs sur la résolution naturelle des symptômes de reflux sont recommandés.
Mots-clés : antagonistes des récepteurs H2; enfants; inhibiteur de la pompe à protons; nourrissons; agents procinétiques; reflux gastro-œsophagien; reflux gastro-œsophagien pathologique
Le reflux gastro-œsophagien (RGO), c’est-à-dire la remontée du contenu gastrique de l’estomac à l’œsophage, accompagnée ou non de régurgitations ou de vomissements, est courant chez les nourrissons en bonne santé. Il est établi qu’à un mois de vie, 20 % des nourrissons en santé régurgitent ou vomissent après la plupart des boires. Ces comportements passent à 41 % chez les nourrissons de trois à quatre mois, mais diminuent par la suite et se raréfient après l’âge d’un an [1]. Un reflux gastro-œsophagien pathologique (RGOP) se produit lorsque le RGO entraîne des symptômes qui nuisent au fonctionnement quotidien ou provoque des complications [2]. Cette définition est problématique chez les nourrissons, parce que de nombreux symptômes attribués au RGOP ne sont pas spécifiques. Les pleurs, l’agitation et la cambrure du dos, accompagnés ou non de régurgitations, peuvent être des comportements normaux ou être attribuables à d’autres étiologies. La corrélation entre ces symptômes et l’acidité des sécrétions œsophagiennes ou les observations endoscopiques est faible [3][4]. Chez un nourrisson qui grandit bien, les symptômes sont peu susceptibles de diminuer grâce à un traitement visant le RGOP. En raison de la mauvaise attribution des symptômes, il est fréquent que les médecins entreprennent un traitement excessif du RGOP [5][6].
Le présent point de pratique expose les données probantes liées à la prise en charge des symptômes attribués au RGOP chez les nourrissons à terme et en santé de moins d’un an et déconseille la surprescription de médicaments au sein de cette population. La prise en charge de graves symptômes ou d’un RGOP associé à d’autres maladies ou affections dépasse la portée du présent document.
Chez les nourrissons en santé, les aliments épaissis, l’évitement des protéines du lait de vache et le positionnement de l’enfant sont les traitements non pharmacologiques à envisager lorsque l’on soupçonne un RGOP.
Les données probantes relatives aux aliments épaissis sont résumées dans une analyse systématique de 14 études contrôlées randomisées comparant les aliments épaissis à ceux qui ne le sont pas [7]. La gomme de caroube (sept études), l’amidon de maïs (trois études), l’amidon de riz (deux études), les céréales (une étude) et la fibre de soja (une étude) servaient d’agents épaississants. Les aliments épaissis n’amélioraient pas les scores d’acidité mesurés par sonde pH. Ils réduisaient toutefois le nombre quotidien d’épisodes de vomissements et de régurgitations, et la prise de poids s’est accentuée dans quatre études. Les effets des aliments épaissis sur d’autres symptômes attribués au RGOP, comme les pleurs ou l’agitation, ne sont pas clairs [2]. Selon de récentes directives internationales, il est possible d’essayer les aliments épaissis pendant deux semaines chez les nourrissons ayant un RGOP qui vomissent beaucoup [2]. Un récent article d’analyse a résumé les possibilités relatives aux aliments épaissis et peut être utilisé comme référence thérapeutique [8]. À moins d’opter pour des préparations commerciales épaissies, il peut être utile de consulter en diététique ou en orthophonie pour déterminer la consistance souhaitée et la tolérance du nourrisson.
L’évitement du lait de vache ne règle pas le RGOP, quoiqu’un sous-groupe de nourrissons allergiques aux protéines du lait de vache puisse éprouver des symptômes semblables à ceux du RGOP et pourrait profiter de cette approche. En général, chez ces nourrissons, les symptômes s’atténuent dans les deux semaines suivant le retrait des protéines du lait de vache et réapparaissent à sa réintroduction. Il est possible de faire un essai d’interruption complète des protéines du lait de vache pendant deux à quatre semaines advenant l’échec des autres mesures non pharmacologiques visant à traiter les symptômes attribués au RGOP [2]. Chez les nourrissons allaités, il faut poursuivre l’allaitement et éliminer les protéines du lait de vache du régime alimentaire de la mère. Si le nourrisson reçoit plutôt des préparations commerciales, il est recommandé d’opter pour une préparation à base de protéines fortement hydrolysées. Les directives de la North American Society for Pediatric Gastroenterology, Hepatology and Nutrition (NASPGHN) pour 2018 contiennent plus d’information, en anglais, sur les allergies aux protéines du lait de vache dans ce contexte clinique [2].
Selon des études comportant de petits échantillons, le positionnement latéral gauche ou l’élévation de la tête après l’alimentation pourrait atténuer les paramètres de reflux acides mesurés par la sonde pH [9]. Cependant, peu de données probantes confirment ou infirment que le positionnement du nourrisson atténue les symptômes attribués au RGOP [10]. La Société canadienne de pédiatrie recommande d’installer les nourrissons sur le dos et sur une surface plane pour dormir, car de solides données probantes démontrent que cette position contribue à prévenir la mort subite du nourrisson. [11]. Après avoir comparé les faibles données probantes préconisant le positionnement du nourrisson pour soulager les symptômes de RGOP aux solides données probantes démontrant que la position « Dodo sur le dos » prévient la mort subite du nourrisson, le traitement positionnel est à déconseiller pour traiter le RGOP [2][11].
Les médicaments antiacides (antagonistes des récepteurs H2, inhibiteurs de la pompe à protons) et les agents procinétiques sont les agents pharmacologiques utilisés pour traiter le RGOP chez les nourrissons.
Les données qui appuient l’efficacité des antagonistes des récepteurs H2 chez les nourrissons ayant des symptômes de RGOP sont limitées [2][12]. Même si l’évaluation endoscopique semble démontrer une amélioration histologique chez les nourrissons atteints d’œsophagite qui ont reçu un traitement à l’aide de ces antagonistes, il reste à déterminer si ces médicaments peuvent vraiment soulager les symptômes, comme les pleurs et l’agitation, davantage qu’un placebo ou que des inhibiteurs de la pompe à protons.
Plusieurs analyses systématiques ont évalué l’efficacité des inhibiteurs de la pompe à protons à soulager les symptômes de RGOP chez les nourrissons [2][13][14]. Ces médicaments réduisent la sécrétion acide dans l’estomac [20], mais il n’a pas encore été déterminé clairement s’ils contribuent à réduire les symptômes davantage qu’un placebo, une préparation hydrolysée pour nourrisson ou un antagoniste des récepteurs H2 [13][14]. Dans une étude contrôlée randomisée multicentrique à double insu réalisée auprès de 162 nourrissons ayant des symptômes persistants de RGOP (d’un âge moyen de quatre mois), des chercheurs ont comparé le lansoprazole à un placebo pendant quatre semaines. La plupart des nourrissons des deux groupes (54 %) présentaient une diminution des pleurs de plus de 50 % [15]. Plus de nourrissons du groupe prenant du lansoprazole ont éprouvé des événements indésirables (62 % par rapport à 46 %), y compris un risque accru d’infection.
Chez les nourrissons et les jeunes enfants, un traitement antiacide accroît le risque d’infections pulmonaires et gastro-intestinales [16]. Une augmentation des infections néonatales, de l’entérocolite nécrosante et des décès est également associée à l’utilisation d’antagonistes des récepteurs H2 chez les nouveau-nés de très petit poids à la naissance [17]. Les modifications à l’acidité des sécrétions gastriques découlant d’un traitement antiacide peuvent transformer la flore de l’hôte, ce qui laisse croire qu’un mécanisme associé à l’utilisation de médicaments antiacides serait responsable de l’accroissement du risque d’infection [18]. De plus, des recherches ont récemment décrit une augmentation du risque de fractures chez les nourrissons qui ont reçu un traitement antiacide avant l’âge d’un an [19][20]. Les facteurs de risque incluent une utilisation prolongée du traitement et un âge peu avancé à son initiation.
Conformément aux récentes recommandations internationales et à celles de la Société canadienne de pédiatrie énoncées lors de la campagne Choisir avec soin Canada en 2017, le traitement antiacide ne doit pas être utilisé systématiquement pour soulager les pleurs, l’agitation, la cambrure du dos ou les régurgitations chez les nourrissons autrement en bonne santé [2][21]. Aucunes données probantes n’indiquent que ces médicaments, dont le profil d’effets secondaires est important, atténuent les symptômes de RGOP chez les nourrissons. Puisque ces symptômes évoluent naturellement vers une résolution, il n’est pas recommandé de mettre des traitements antiacides à l’essai pour poser un diagnostic de RGOP [2].
Le traitement antiacide peut être utile pour les enfants dont le RGOP est lié à des signes d’œsophagite érosive (p. ex., hématémèse, difficulté à s’alimenter ou retard de croissance). Selon la gravité clinique, les nourrissons peuvent également profiter d’une consultation en gastroentérologie pédiatrique. Au moment de mettre à l’essai un traitement antiacide, il est judicieux d’utiliser la plus basse dose efficace pendant la plus courte durée possible (généralement une période de quatre à huit semaines) avant de réévaluer la nécessité d’en poursuivre l’utilisation (tableau 1) [2].
Médicament | Dose |
Inhibiteurs de la pompe à protons | |
Lansoprazole* | 1 à 2 mg/kg/jour |
Oméprazole* |
Poids de 3 à 5 kg : 2,5 mg par jour Poids de 5 à 10 kg : 5 mg par jour Poids de 10 à 20 kg : 10 mg par jour |
Ésoméprazole* |
Poids de 3 à 5 kg : 2 mg par jour Poids de 5 à 7,5 kg : 5 mg par jour Poids de 7,5 à 20 kg : 10 mg par jour |
Antagonistes des récepteurs H2 | |
Ranitidine* | 4 à 10 mg/kg/jour, divisés en 2 à 3 doses |
Famotidine* |
0,5 mg/kg/dose Nourrisson <3 mois : Administrer 1 fois par jour Nourrisson ≥3 mois : Administrer 2 fois par jour (dose maximale : 40 mg) |
*Ces médicaments sont utilisés dans une indication non conforme à l’étiquette chez les enfants de moins d’1 an |
Plusieurs analyses systématiques ont évalué l’efficacité de la dompéridone [22][23] et du métoclopramide [2][24] pour réduire les symptômes de RGOP chez les nourrissons. Peu d’études randomisées contrôlées ont été répertoriées à l’égard de chacun de ces médicaments, leur méthodologie laissait à désirer et elles portaient sur un petit nombre de patients.
Aucune donnée probante rigoureuse n’appuie l’utilisation de la dompéridone pour traiter le RGOP pédiatrique [22][23]. Certains rapports ont rendu compte de la possibilité que ce médicament prolonge l’intervalle QTc chez les enfants [25][26]. En 2012 et en 2015, Santé Canada a publié des avertissements au sujet de la dompéridone, en raison d’un risque accru de décès subit.
Les résultats d’études sur le métoclopramide n’en appuient pas l’efficacité pour le traitement du RGOP pédiatrique [2][24]. Ce médicament est responsable d’effets secondaires comme les symptômes extrapyramidaux, la dyskinésie tardive, la diarrhée et la sédation [27]. Depuis 2015, Santé Canada en déconseille l’utilisation chez les nourrissons de moins d’un an.
Une méta-analyse Cochrane a évalué l’efficacité du cisapride. Aucune donnée probante n’a démontré que ce médicament atténue les symptômes de RGO chez les enfants [28]. Depuis 2000, en raison de rapports indiquant qu’il peut prolonger l’intervalle QTc et entraîner des arythmies cardiaques fatales et des décès subits, il n’est offert au Canada que par l’entremise du programme fédéral d’accès spécial [4].
En raison du peu de données probantes qui appuient l’efficacité des agents procinétiques et des données probantes qui s’accumulent quant à leurs effets secondaires négatifs importants, ces médicaments ne doivent pas être utilisés systématiquement pour traiter des nourrissons autrement en santé ayant des symptômes de RGOP.
Les auteurs tiennent à remercier madame Stéphanie Tremblay et monsieur Christopher Marquis, pharmaciens au CHU Sainte-Justine, de leur aide pour la révision du tableau 1. Le comité de nutrition et de gastroentérologie et le comité de la pharmacologie et des substances dangereuses de la Société canadienne de pédiatrie ont révisé le présent point de pratique.
COMITÉ DES SOINS AIGUS DE LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PÉDIATRIE (2020-2021)
Membres : Carolyn E Beck MD, M. Sc., Kevin Chan MD (président), Kimberly Dow MD (représentante du conseil), Karen Gripp MD, Kristina Krmpotic MD, Marie-Pier Lirette MD (membre résidente), Evelyne D. Trottier MD
Représentants : Laurel Chauvin-Kimoff MD (présidente sortante 2012-2019), section de la médecine d’urgence en pédiatrie de la SCP; Sidd Thakore MD, section de la pédiatrie hospitalière de la SCP
COMITÉ DE LA PÉDIATRIE COMMUNAUTAIRE DE LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PÉDIATRIE (2020-2021)
Membres : Tara Chobotuk MD, Carl Cummings MD (président sortant), Michael Hill MD, Audrey Lafontaine MD, Alisa Lipson MD, Marianne McKenna MD (représentante du conseil), Julia Orkin MD M. Sc. (présidente)
Représentant : Peter Wong MD (section de la pédiatrie communautaire de la SCP)
Auteures principales : Isabelle Chevalier, MDCM, M. Sc. (département de pédiatrie, CHU Sainte Justine, Université de Montréal), Carolyn E Beck, MD, M. Sc., Marie-Joëlle Doré-Bergeron, MD, Julia Orkin, MD, M. Sc.
Avertissement : Les recommandations du présent document de principes ne constituent pas une démarche ou un mode de traitement exclusif. Des variations tenant compte de la situation du patient peuvent se révéler pertinentes. Les adresses Internet sont à jour au moment de la publication.
Mise à jour : le 8 février 2024